CE QUI FAIT PEUR AUX HOMMES

CE QUI FAIT PEUR AUX HOMMES

On ne dira jamais assez à quel point les périodes de crise sont défavorables aux femmes.

On évoque souvent la précarité des emplois, l'écart des salaires pour ce qui touche à l'emploi, et, concernant la vie privée, la perte de libertés (l'Espagne réfléchit de nouveau à interdire l'avortement, tout comme certains États d'Amérique du Nord, par exemple) on parle moins souvent de l'autre côté de la médaille : les peurs des hommes, lesquelles engendrent ces prises de décisions régressives.
 
Deux faits récents peuvent suffire à en faire la démonstration. La quatrième compagnie d'aviation européenne, Turkish Airlines, vient de prendre la décision d'interdire au personnel féminin l'usage de rouges à lèvres et de vernis à ongles dans des tons trop vifs, pour ne pas « gâcher l'intégrité visuelle » (M Magazine du 3 mai dernier).
 
L'histoire du rouge à lèvres raconte très bien l'ambivalence du regard des hommes sur les femmes. Il a été inventé au Moyen-Orient 3 500 ans avant Jésus-Christ, et la reine sumérienne Schub-ad a été la première à le porter. Cléopâtre avait développé un ton de rouge qui lui était propre. L'usage à cette époque était surtout affaire de caste, il était réservé aux hommes et aux femmes de classes sociales aisées, l'élégance voulait que les morts soient enterrés avec les lèvres peintes. Dès la Grèce antique, les modes et opinions ont commencé à diverger, et la période a alterné les usages : il a été tantôt réservé aux prostituées, tantôt aux gens aisés.
Certains y ont mis une démesure qui dépasse l'imagination : la femme de Néron avait plus de cent intendants pour veiller à la perfection de la carnation de ses lèvres. Au Moyen-Âge, l'Église associait l'usage du rouge à lèvres au satanisme.
Tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, on a continué de penser que le rouge était réservé aux filles de mauvaise vie et aux actrices, et pour mieux dissuader les femmes de cet usage, la science affirmait que le rouge était une couleur nocive pour la peau.
La réputation sulfureuse du rouge à lèvres a duré jusqu'à ce qu'à l'arrivée de marques de cosmétiques à la fin du XIXe siècle, l'intérêt industriel prévale sur la morale, c'était dorénavant une nouvelle source de revenus, le mal était moindre pour les mâles.
Au point que dans les années 1960, ce sont les femmes qui ne peignaient pas leur bouche qui étaient montrées du doigt, on les accusait de maladies mentales ou de lesbianisme.
Mais cette réputation sulfureuse n'était pas sans fondement : cette pratique ancestrale des femmes a une signification sexuelle précise, elle correspond au rouge intense que prennent grandes et petites lèvres (qui encadrent l'entrée du vagin) lorsqu'une femme est excitée.
Et lorsque les hommes censurent le rouge des lèvres, ce qu'ils disent vraiment, c'est qu'ils s'emportent contre le désir sexuel des femmes.
 
Les pays à la pointe en matière de parité ne font guère mieux que les pays du Sud, qui sont le berceau du patriarcat. Le Danemark vient de lancer à la télévision une téléréalité particulièrement sexiste. Deux hommes assis voient défiler une à une des femmes nues sous des peignoirs. Elles se déshabillent et le présentateur et son invité critiquent le physique de la femme qui se tient nue devant eux. Selon le présentateur, il rend service aux femmes « car leur corps ont soif de mots masculins ».
Les critiques ont fusé de toutes parts, mais le présentateur, encore à l'antenne pour l'instant, n'en démord pas : « L'ingratitude est la seule chose qui peut faire fuir les génies de notre pays.
Souvenez-vous, je vous donne quelque chose que vous n'avez jamais vu auparavant. Ne mordez pas la main qui vous nourrit. »
Attaquer le corps de la femme, c'est avant tout trouver une excuse en cas de défaillance sexuelle : si l'érection ne vient pas, on peut en imputer la faute à l'autre. Or, en période de crise, certains hommes inquiets se sentent moins vigoureux.
 
À défaut de pouvoir un jour calmer la sempiternelle angoisse masculine quant à l'érection et à la capacité de « performer », on peut rêver de parité sous la forme d'une émission qui passerait en revue les faiblesses du corps masculin, ni plus ni moins nombreuses que chez la femme. Et se demander aussi pendant combien de siècles encore la femme, magnanime, continuera à apaiser le doute des hommes quel que soit le prix à payer, comme s'avilir en se laissant décortiquer nue sur la place publique. Se défendre est pourtant à portée de mots…
 
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